La filière nucléaire française, longtemps perçue comme un modèle d’indépendance énergétique, est aujourd’hui confrontée à une réalité dans laquelle se mêlent enjeux industriels, défis technologiques et contraintes géopolitiques. Alors que l’équilibre énergétique mondial est fragilisé par la guerre en Ukraine et les sanctions internationales contre la Russie, la France doit affronter sa propre dépendance envers Moscou, en particulier en matière de recyclage du combustible nucléaire.
Le constat : des failles dans une filière historiquement robuste
En mars 2023, la Commission d’enquête parlementaire sur la souveraineté énergétique française a rendu un rapport accablant concernant le nucléaire. Ce travail, fondé sur des mois d’investigations et les témoignages de 88 experts et scientifiques, a révélé les vulnérabilités d’un secteur stratégique autrefois en position de force. Si la France reste un leader mondial dans la production d’électricité nucléaire, les fragilités de son cycle de combustible compromettent sa pleine autonomie.
La stratégie de cycle fermé, qui consiste à retraiter les combustibles usés pour réutiliser les matières valorisables, est aujourd’hui mise à l’épreuve. Cette approche permet de recycler jusqu’à 96 % des matières issues des réacteurs nucléaires. Mais, pour ce faire, elle dépend d’étapes industrielles critiques souvent externalisées à des partenaires étrangers. En particulier, l’uranium de retraitement (URT) utilisé dans les réacteurs français doit être enrichi en Russie, dans l’usine de Seversk opérée par Rosatom. Cette dépendance vis-à-vis d’un acteur étranger, qui plus est aujourd’hui considéré davantage comme un ennemi que comme un allié, expose la filière française à des risques inédits.
Une dépendance géopolitique menacée par la guerre en Ukraine
La guerre en Ukraine a dévoilé la fragilité des chaînes logistiques européennes, et le secteur nucléaire ne fait pas exception. Si le nucléaire civil reste exclu des sanctions européennes contre la Russie, cette exemption repose sur des bases fragiles. Une aggravation du conflit ou une intensification des sanctions pourrait, à tout moment, perturber les accords de coopération en cours.
Un point en particulier de cette dépendance a de quoi inquiéter. Il réside dans le transport maritime des combustibles nucléaires. L’envoi d’URT en Russie pour enrichissement, puis le retour d’uranium enrichi (URE) en France, repose exclusivement sur l’utilisation de navires spécialisés, gérés par des compagnies maritimes russes. Ces bateaux transportent des cargaisons hautement sensibles et nécessitent des couvertures d’assurance adaptées, fournies par des acteurs russes.
Or, depuis 2022, les principaux assureurs maritimes russes ont été sanctionnés par les États-Unis et le Royaume-Uni, réduisant leur capacité à fournir ces garanties. Objectif : sanctionner l’économie russe, mais aussi lutter contre la « flotte fantôme » qui permet à Moscou de vendre son pétrole sans respecter le plafond de prix imposé par l’Union européenne et ses alliés. Cette situation a entraîné des tensions sur la logistique, les combustibles nucléaires ne pouvant être transportés sans couverture d’assurance.
Si l’Union européenne venait à étendre ses sanctions aux assureurs russes, suivant ainsi l’exemple de Londres et Washington, cela romprait la chaîne d’approvisionnement du nucléaire civil français. Une question sans réponse se poserait alors : comment assurer la continuité des opérations logistiques dans un contexte où aucun autre acteur ne dispose des capacités nécessaires pour transporter des matières nucléaires en toute sécurité ?
Combustible nucléaire : des capacités industrielles limitées et des lacunes structurelles
La dépendance française à la Russie est due à l’incomplétude de ses infrastructures nationales. L’usine Georges-Besse II à Tricastin, exploitée par Orano, est capable d’enrichir l’uranium naturel, mais pas de traiter l’URT. Ce vide technologique, combiné à l’abandon des réacteurs à neutrons rapides comme Superphénix, a laissé la France sans solution pour valoriser intégralement ses combustibles usés. Sans l’aide russe, se sont des milliers de tonnes d’URT qui vont s’accumuler engendrant des coûts supplémentaires pour EDF.
Une situation économique tendue dans un marché sous pression
Le contexte économique mondial complique davantage la situation. Le prix de l’uranium, qui a dépassé 100 dollars la livre en 2024, témoigne d’une pression de plus en plus forte sur les ressources énergétiques. Cette flambée des prix, alimentée par une demande mondiale en hausse et par les tensions géopolitiques, rend le recyclage des matières radioactives absolument nécessaire.
Le coût de l’externalisation des étapes critiques, notamment l’enrichissement de l’URT en Russie, pèse d’autant plus sur la compétitivité du nucléaire français. En l’absence d’alternatives locales, les acteurs industriels comme EDF sont contraints d’accepter des accords coûteux et désormais incertains. Cette situation affaiblit non seulement la filière nucléaire, mais aussi les ambitions climatiques de la France, qui compte sur cette technologie pour atteindre ses objectifs de réduction des émissions carbone. Et plus généralement l’Union européenne à qui la France vend massivement de l’électricité décarbonée chaque année.
Relancer l’indépendance technologique : une nécessité stratégique
Pour sortir de cette situation, la France doit impérativement investir dans ses capacités industrielles. Le projet d’Orano, qui prévoit un investissement de 1,7 milliard d’euros pour augmenter les capacités d’enrichissement de Tricastin d’ici 2028, est un premier pas. Cependant, ça ne suffira pas.
La relance des réacteurs à neutrons rapides, capables de valoriser l’uranium appauvri et de multi-recycler les combustibles usés, est une priorité. Ces technologies, déjà exploitées en Russie avec le BN-800, pourraient offrir à la France une autonomie énergétique sur plusieurs siècles.
La filière nucléaire française se trouve face à un défi historique. Si les enjeux géopolitiques, industriels et environnementaux sont immenses, ils offrent également une opportunité de réinventer le modèle nucléaire français et de soutenir la réindustrialisation du pays. En misant sur l’innovation technologique, en renforçant ses infrastructures et en diversifiant ses partenariats, la France peut surmonter ses dépendances actuelles et retrouver son rôle de leader dans le domaine du nucléaire civil.
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